Cette histoire nous transporte aux confins du monde et du temps, là où les souvenirs sont des légendes et la réalité, une utopie, là où les marionnettes dansent, sans fils, au son des étoiles dans une jungle complice de la quiétude du pays Espérances. Il est vrai que peu de monde peuple ce lieu et que son accès n’est pas aisé. Pourtant, le jeune Soupir s’y est aventuré, bien malgré lui, il faut dire. Jeune, il l’est, mais de là à lui donner un âge précis, on ne le pourrait. Son apparence était fraiche et colorée, non pas comme un nouveau né, plutôt comme un jeune homme sans maturité. Un visage agréable, tout au plus notable, disons moyen. Il était grand aussi, d’une grandeur relative, mais tout à fait convenable, ses pieds touchant le sol à l’endroit exact où ils devaient le faire. C’était une de ses grandes qualités, savoir être au bon endroit au bon moment. Plutôt fin d’aspect, ses mouvements dénotaient une lourdeur intérieure dont il tirait d’ailleurs son nom. En effet, Soupir était empli d’une mélancolie vieille de plusieurs siècles, cela depuis sa naissance. On raconte que tout juste sorti du ventre de sa mère, il ne poussa pas un cri mais laissa échapper un profond soupir, abattu par la tâche qu’est de vivre avant même d’avoir vécu.
- « Une atteinte des poumons, sans doute », dit le médecin
- « Une porte d’entrée », dit le magicien.
Et pour une fois l’illusion l’emporta sur la raison. Les soupirs de Soupir étaient effectivement autant d’ouvertures que de variations d’intensité, de rythme et de tonalité, en somme différents accès aux émotions, une initiation à l’empathie et donc l’entrée vers le pays Espérances.
Jusqu’à cette jeunesse avancée mais non mûre, la mélancolie de Soupir ne l’avait, lui, emmené nulle-part mais elle se propageait tout autour de lui comme une immense bulle violette et transparente. Sa forme et sa taille variaient selon le temps.
- « Jour de grosse chaleur, bulle pleine de douleur », disait le grand-père de Soupir
- « Oui, mais jour de pluie, bulle pleine d’esprit », lui répondait la mère de Soupir.
Ainsi, la maisonnée vivait au rythme de la météo et des vagabondages de notre héro ce qui rendait le quotidien loin d’être paisible. Tous devaient apprendre à nager, à surfer ou à flotter pour éviter la noyade dans le torrent des sentiments de Soupir. Par nécessité, une pièce imperméable avait été construite, sans lumière, sans bruit, sans odeur, bref le calme sensoriel. Chaque habitant de la maison pouvait y passer une heure pour se ressourcer et reprendre possession de son ressenti en ôtant tout amalgame. Mais voilà, un jour, une tempête fit rage dans la bulle violette. Un orage d’une violence considérable dû à la rencontre de plusieurs nuages d’humeurs opposées. Cela déclencha des tremblements sismiques chez Soupir qui se propagèrent en raz-de-marée dans la maisonnée. La mère riait et hurlait de colère en même temps. Le père tournait en rond comme un lion en cage tout en récitant calmement la déclaration des droits de l’homme. Les grands-parents se remémoraient souvenirs après souvenirs avec orgueil et abnégation. Soupir, lui-même, ne pouvait plus se contenir. Il dansait, se figeait, chuchotait, chantait, aimait, détestait, tourbillonnait, pleurait, sentant son énergie se vider progressivement. C’est alors qu’il atteint son point de rupture et que la bulle explosa dans un bruit de cristal brisé. Tout redevint calme dans la maison, la mère sécha ses larmes de rire et ravala sa colère, le père s’assit enfin, les grands-parents revinrent dans le présent. À la place de la salle imperméable, il y avait un jardin. À la place de Soupir, il n’y avait plus rien. C’était l’heure de son voyage pour Espérance.
Un œil. OK. Le deuxième. OK. Les mains maintenant. Elles semblent fonctionner. Bon, les jambes aussi… Ça fait mal au niveau du crâne par contre. Trop de silence. Soupir a peur. Où est sa bulle ? Elle chante pour lui d’habitude et cela remplit le vide. Un bruit. Il se redresse d’un coup. Oh ! Que c’est vert ! Autour de lui, les troncs des arbres s’étirent vers les sommets d’où les feuilles murmurent au grès du vent. Il tend l’oreille et pour la première fois, Soupir entend sa légende.
« Il souffle, il souffre dans sa bulle. Il crie et il rit dans sa bulle. Soupir est ici parce qu’il n’a pas appris toute sa mélodie. Il souffle, il souffre dans sa bulle. Il crie et il rit dans sa bulle, Soupir est ici parce qu’il lui manque une note dans ses quenottes. »
« Qu’est ce que c’est que ces bêtises ? », pense Soupir. « Cela ne veut absolument rien dire ! » Par curiosité, ou par peur, il porte sa main à sa bouche. Il vérifie que ses dents vont bien, mais est surpris par un son plein. Une magnifique clef de sol s’envole jusqu’à une marionnette qui l’attrape et la console.
« Pourquoi laisses-tu tes notes s’échapper ? Tu n’as pas entendu ce que les feuilles ont répondu ? »
Soupir est sans voix. Il se dresse d’un bond sur ses jambes, mais est surpris par sa légèreté. Il ne sent plus aucune gravité. Il agite ses bras, saute sur un pied puis l’autre. La marionnette rit de ce manège. Elle a l’habitude des visiteurs, mais celui-ci lui plait. Il a quelque chose de touchant, même avec ses sourcils froncés et son air courroucé.
« Pourquoi ris-tu ? Cherches-tu querelle ? Et d’abord comment tu t’appelles ? », demanda Soupir.
« Je m’appelle Ritournelle. Je ris parce que tu agis bizarrement. Tiens reprends ta note, elle a froid. »
Ritournelle, l’éternelle – tel était son nom complet – s’avança et tendit sa main jusqu’à toucher les lèvres de Soupir. Ce dernier fut tellement surpris qu’il recula, abasourdi. Personne jusque là n’avait pu le toucher, puisque dans sa bulle, il était camouflé. Il sentait encore le contact du bois de la main de Ritournelle sur sa lèvre. La note tourbillonnait autour de lui en tintinnabulant, comme si elle comprenait l’importance de ce moment. Soupir essayait machinalement de l’écarter, puis il finit par la regarder, incapable de parler, perdu dans ses pensées.
Il sentit alors un second contact, on lui tirait la main pour qu’il avance. Ses jambes entamèrent le mouvement maladroitement, perdues par cette absence de lourdeur qu’elles avaient tant portée. Puis, le mouvement devient assuré, Soupir accéléra et se mit à courir toujours tiré par la main. Courir devant lui, courir derrière Ritournelle qui le tirait à aller de l’avant. Courir parmi la jungle environnante. Attention à la branche ! Bien enjamber ce tronc ? Ne serait –ce pas un lion là-bas ? C’est carnivore ces bêtes là, non ? Soupir était ici et ailleurs. Il respirait à plein poumon comme jamais il n’avait pu le faire. Il sentait ses muscles travailler. Pour la première fois de sa vie, Soupir se sentait vivant. Il vibrait de toute cette vitalité et il s’aperçu que toutes les notes qui le composent, chantaient en chœur.
STOP !
Ritournelle, l’éternelle pila net.
« C’est l’heure de la danse du zoo. Écoute bien les étoiles Soupir. Il faut trouver la note qui te manque. »
Elle écarta la liane qui bloquait le passage et marcha sur l’immense plaine verdoyante qui formait un creux. Au centre de ce creux, un immense cercle regroupait une foule de marionnette. Soupir n’était pas rassuré mais continua d’avancer. Il venait juste d’entendre sa mélodie et il ne lui semblait pas qu’il manquait une note. Décidemment, cette histoire ne tournait pas rond.
Il écouta alors plus profondément, au niveau de l’épiderme. Rien. Il descendit alors encore un peu, au niveau du sternum. Pas le moindre manque. Les poumons ? Très claironnant. Et du côté du cœur ? Un battement, deux battements, trois battements, quatre battements, etc. Mais pas de notes. Rien qu’un battement lent, régulier. Enfin, avant que Soupir ne se mette à paniquer.
– « Ritournelle !!! Je n’ai pas de cœur ! »
– « Ne dis pas de bêtise. Tu as un cœur mais pas sa note. Elle s’est noyée pendant la tempête. Elle a dû aller se sécher près des étoiles. C’est plus courant qu’il n’y paraît tu sais. »
Soupir avait envie de pleurer. Pas de note à son cœur, comment avait-il pu ne pas le remarquer ?
« Ne t’inquiète pas, on va la retrouver. » dit Ritournelle. Elle s’avança vers ses amis et se mit à chanter une chanson sans paroles, la ritournelle éternelle du pays Espérance. Un appel général à la créativité, un élan d’espoir et de volupté le chant du monde.
Soupir se sentit happé par le vent. Lentement, il monta vers les étoiles. Elles lui souriaient et passaient leur chemin, les une après les autres. L’une d’entre elles s’arrêta plus longtemps, mais le corps de Soupir ne la reconnaissait pas, alors elle s’en alla. Il était triste pour cette pauvre étoile, il allait la rappeler quand soudain, il l’entendit. Sa note de cœur. L’étoile qui la portait brillait d’une lumière bleu océan qui éclipsait toutes les autres. Le vent porta Soupir jusqu’à elle à travers l’espace et le temps. La mélodie de Soupir était complète, il éclata alors en une pluie de paillettes musicale dont les retombées se sont éparpillées au grès du vent du chant des marionnettes. Ici. Là-bas. Peu importe. Soupir est partout.